LE COMTE ORY
ACTE PREMIER
Un paysage. Dans le fond, à gauche du spectateur, le château de Formoutiers, dont le pontlevis est praticable. À droite, bosquets à travers lesquels on aperçoit l'entrée d'un ermitage.
SCÈNE PREMIÈRE Raimbaud, Alice, Paysans et paysannes, occupés à dresser un berceau de feuillage et de fleurs.
RAIMBAUD Allons, allons, allons, vite! Songez que le bon ermite Va paraître dans ces lieux. Qu'en rentrant à l'ermitage, Il reçoive à son passage Nos offrandes et nos voeux.
PAYSANS Aurai-je par sa science Le savoir et l'opulence?
JEUNES FILLES Aurons-nous par sa science Les maris Qu'il nous a promis?
RAIMBAUD (cachant sous son manteau son habit de chevalier) Vous aurez tout, croyez en ma prudence; Car j'ai l'honneur de le servir. Vous riez... Lorsqu'ici l'on rit de ma puissance, C'est le ciel que l'on offense. Hàtez-vous de m'obéir. (D'un air d'impatience). Placez aussi sur cette table Quelques flacons de vin vieux. Il aime assez le vin vieux, Car c'est un présent des cieux.
SCÈNE DEUXIÈME Les précédents, Dame Ragonde.
DAME RAGONDE (sortant du château, à gauche) Quand vôtre dame et maîtresse, Quand madame la comtesse Est, hélas! dans la tristesse, Pourquoi ces chants d'allégresse?... Pleins d'amour pour leur maîtresse, De bons et fidèles vassaux Doivent souffrir de tous ses maux. Elle veut au bon ermite Dans ce jour rendre visite, Pour que du mal qui l'agite Il puisse la délivrer.
ALICE Le ciel vient de l'inspirer.
DAME RAGONDE Vous croyez que sa science Peut nous rendre l'espérance?
RAIMBAUD Rien n'égale sa puissance: Mainte veuve, grâce à lui, A retrouvé son mari.
DAME RAGONDE Oh! je veux aussi l'entendre. Près de lui je veux me rendre, S'il est vrai qu'un coeur trop tendre Par lui Puisse être guéri.
RAIMBAUD Silence... Le voici!
SCÈNE TROISIÈME Les précédents, le comte Ory, déguisé en ermite avec une longue barbe.
Air
Que les destins prospères Accueillent vos prières! La paix du ciel, mes frères, Soit toujours avec vous! Veuves ou demoiselles, Dans vos peines cruelles, Venez à moi, mes belles, Obliger est si doux! Je raccommode les familles, Et même aux jeunes filles Je donne des époux. Que les destins prospères Accueillent vos prières! La paix du ciel, mes frères, Soit toujours avec vous!
DAME RAGONDE Je viens vers vous!
LE COMTE ORY (la regardant) Parlez, dame... trop respectable.
DAME RAGONDE Tandis que nos maris, dont l'absence m'accable, Dans les champs musulmans moissonnent des lauriers, Leurs fidèles moitiès, quoiqu'à la fleur de l'âge, Ont juré comme moi de passer leur veuvage Dans le château de Formoutiers.
LE COMTE ORY (à part) Où tant d'attrais sont prisonniers. (Haut) C'est le château de la belle comtesse.
DAME RAGONDE Dont le frère aux combats a suivi nos guerriers. Et cette noble châtelaine, Sur un mal inconnu, qui cause notre peine, Veut aujourd'hui vous consulter.
LE COMTE (à part) Ah! quel bonheur! Près de moi qu'elle vienne, (Haut). Mon devoir est de l'assister. (Se retournant vers les paysans). Vous aussi, mes enfants... De moi pour qu'on obtienne, On n'a qu'à demander... Parlez; Tous vos souhaits seront comblés.
CHOEUR (se pressant autour du comte) Ah! quel saint personnage! C'est le bienfaiteur du village.
DAME RAGONDE De grâce, parlons tous L'un après l'autre.
LE COMTE Quel désir est le vôtre? Que me demandez- vous?
LE CHOEUR Parlons l'un après l'autre. Silence! taisez-vous.
UN PAYSAN Moi je réclame Pour que ma femme Dans mon ménage Soit toujours sage.
LE COMTE C'est bien, c'est bien.
ALICE J'ai tant d'envie Qu'on me marie Au beau Julien!
LE COMTE C'est bien, c'est bien.
DAME RAGONDE Moi je demande Faveur bien grande, Qu'aujourd'hui même L'époux que j'aime Ici revienne Finir ma peine; Que je l'obtienne, C'est mon seul bien.
LE COMTE (à part) Qu'un bon ermite Qu'on sollicite, Qu'un bon ermite A de mérite! (Se retournant vers les jeunes filles). Jeune fillette, Et bachelette, Dans ma retraite, Venez me voir.
RAIMBAUD Vous l'entendez, il faut le suivre à l'ermitage. Rendez hommage À son pouvoir.
TOUS (entourant le comte) Moi, moi, moi, bon ermite, Je sollicite Favour bien grande, Et je demande De la tendresse, De la jeunesse, De la richesse: Exauces-nous. Tout le village Vous rende hommage... À l'ermitage Nous irons tous. (Le comte remonte à son ermitage, suivi de toutes les filles. Dame Ragonde rentre au château. Les paysans sortent par le fond).
SCÈNE QUATRIÈME Isolier, Le gouverneur.
LE GOUVERNEUR Je ne puis plus longtemps voyager de la sorte.
ISOLIER Eh bien! reposons-nous sous ces ombrages frais.
LE GOUVERNEUR Pourquoi m'avoir forcé de quitter notre escorte Et m'amener ici?
ISOLIER (à part, regardant à gauche) J'avais bien mes projets... Voilà donc le château de ma belle cousine! Si je pouvais l'entrevoir... Quel bonheur! Mais, loin de partager l'ardeur qui me domine, Elle ferme à l'amour son castel et son coeur. (Au gouverneur qui s'est assis). Eh! monsieur le gouverneur, Reprenez-vous un peu courage?
LE GOUVERNEUR Maudit emploi! Maudit message! Monseigneur notre prince, auquel je suis soumis, M'ordonne de chercher le comte Ory, son fils, Ce démon incarné, mon élève et mon maître, Qui, sans mon ordre, de la cour S'est avisé de disparaître.
ISOLIER (à part) Pour jouer quelque nouveau tour.
LE GOUVERNEUR On le disait caché dans ce séjour. Comment l'y découvrir?... Comment le reconnaître?
ISOLIER Vous devez tout savoir... D'être son gouverneur N'avez-vous pas l'honneur?
LE GOUVERNEUR Oui! quel honneur! Air Veiller sans cesse, Trembler toujours Pour son altesse Et pour ses jours... Du gouverneur D'un grand seigneur, Tel est le profit et l'honneur. Quel honneur d'être gouverneur! À la guerre comme à la chasse, Si quelque péril le menace, Il faut partout suivre ses pas. Dût-il me mener au trépas! Veiller sans cesse, Trembler toujours, etc., etc., etc. Et s'il est épris d'une belle, Il me faut courir après elle; Tout en lui faisant des sermons Sur le danger des passions. Veiller sans cesse, Courir toujours, Pour son altesse Ou ses amours: Du gouverneur, D'un grand seigneur. Tel est le profit et l'honneur. Quel honneur d'être gouverneur!
SCÈNE CINQUIÈME Les précédents; Paysans, Paysannes, sortant de l’ermitage.
CHOEUR Ô bon ermite! Vous, notre appui, Vous, notre ami, Merci vous dì. Ô bon ermite! Je veux partout faire savoir Son grand mérite Et son pouvoir. Jeune fillette A, grâce à lui, Fortune faite, Et bon mari. Ô saint prophète, Soyez béni! Oui, Puissant prophète, Soyez béni!
LE GOUVERNEUR (à part, regardant les jeunes filles) Je vois paraître Minois joli; Ah! mon cher maître Doit être Près d'ici.
CHOEUR (des jeunes filles, l'apercevant) Un étranger! Qui peut-il être? Un beau seigneur. Pour le village, ah! quel honneur!
LE GOUVERNEUR (à part) Ce respectable et bon ermite, Dont chacun vante le mérite, Malgré moi dans mon âme excite Un soupçon. qui m'effraie ici. Lui qu'on adore, Lui qu'on implore, Serait-ce encore Le comte Ory? Depuis quand cet ermite est-il dans le village?
ALICE Depuis huit jours, pas davantage.
LE GOUVERNEUR Ô ciel! en voilà tout autant Qu'il est parti. (Retenant Alice, qui reste la dernière). Ma belle enfant, Où pourrais-je le voir?
ALICE Ici même... à l'instant Il va venir... madame la comtesse A désiré le consulter.
ISOLIER Vraiment.
ALICE Sur un mal inconnu qui l'accable et l'oppresse.
LE GOUVERNEUR et ISOLIER Merci, merci, ma belle enfant.
LE GOUVERNEUR Il doit donc venir dans l'instant!
ISOLIER Elle va venir dans l'instant!
LE GOUVERNEUR (à part) Cette belle comtesse au regard seduisant! Ceci me semble encore une preuve plus forte. (À Isolier) Attendez-moi... je vais retrouver notre escorte. (À part). Puis ensemble nous reviendrons, Pour confirmer, ou bien dissiper mes soupçons.
SCÈNE SIXIÈME Isolier, seul, regardant du côté du château.
ISOLIER Je vais revoir la beauté qui m'est chère... Mais comment désarmer cette vertu si fière? Comment, en ma faveur, la toucher aujourd'hui? Si cet ermite, ce bon père, Voulait m'aider... Oh! non... ce serait trop hardi... Allons, ne suis-je pas page du comte Ory!
SCÈNE SEPTIÈME Isolier, Le comte Ory, en ermite.
ISOLIER Salut, ô vénérable ermite!
LE COMTE (à part, avec un geste de surprise) C'est mon page! sachons le dessein qu'il médite. (Haut) Qui vers moi vous amène, ô charmant Isolier?
ISOLIER (à part) Il me connaît!
LE COMTE Tel est l'effet de ma science.
ISOLIER Un aussi grand savoir ne peut trop se payer, (lui donnant une bourse) Et cette offrande est bien faible, je pense.
LE COMTE (prenant la bourse). N'importe... à moi vous pouvez vous fier: Parlez, parlez, beau page.
Duo
ISOLIER Une dame du haut parage Tient mon coeur en un doux servage, Et je brûle pour ses attraits.
LE COMTE Je n'y vois point de mal... après?
ISOLIER Je croyais avoir su lui plaire; Et pourtant son coeur trop sévère S'oppose à mes tendres souhaits.
LE COMTE Je n'y vois pas de mal... après?
ISOLIER Et jusqu'au retour de son frère, Qui des croisés suit la bannière, Aucun amant, aucun mortel Ne peut entrer dans ce castel.
LE COMTE (à part) Celui de la comtesse... ô ciel!
ISOLIER Pour y pénétrer, comment faire? J'avais bien un moyen fort beau; Mais je le crois trop téméraire.
LE COMTE Parlez... parlez... beau jouvenceau.
ISOLIER Je voulais, d'une pèlerine Prenant la cape et le manteau, M'introduire dans ce château.
LE COMTE Bien! bien... le moyen est nouveau. (À part) On peut s'en servir, j'imagine. (Au page) Noble page du comte Ory, Serez un jour digne de lui!
Ensemble
LE COMTE (à part) Voyez donc, voyez donc le traître? Oser jouter contre son maître! Mais je le tiens, et l'on verra Qui de nous deux l'emportera.
ISOLIER (à part) A l'espoir je me sens renaître: Ce moyen est un coup de maître... Oui, je le tiens, et vois déjà Que son pouvoir me servira.
ISOLIER Mais d'abord ce projet réclame Vos soins pour être exécuté.
LE COMTE Comment?
ISOLIER Par cette noble dame Vous allez être consulté.
LE COMTE (à part) C'est qu'il sait tout, en vérité.
ISOLIER Dites-lui que l'indifférence Cause, hélas! son tourment fatal.
LE COMTE J'entends! j'entends... ce n'est pas mal.
ISOLIER Et pour guérir à l'instant même, Dites-lui... qu'il faut qu'elle m'aime.
LE COMTE J'entends! j'entends... ce n'est pas mal. Je lui dirai qu'il faut qu'elle aime... (À part) Mais un autre que mon rival...
ISOLIER Dites-lui bien qu'il faut qu'elle aime.
LE COMTE Noble page du comte Ory, Serez un jour digne de lui!
Ensemble
LE COMTE Voyez donc, voyez donc le traître? Oser jouter contre son maître! Mais je le tiens, et l'on verra Qui de nous deux l'emportera.
ISOLIER A l'espoir je me sens renaître: Ce moyen est un coup de maître... Oui, je le tiens, et vois déjà Que son pouvoir me servira.
SCÈNE HUITIÈME Les précédents; la comtesse, Dame Ragonde, toutes les femmes, sortant du château; dans le fond, Paysans et Paysannes, Vassaux de la comtesse, marche, etc.
LA COMTESSE (apercevant Isolier) Isolier dans ces lieux!
ISOLIER Sur le mal qui m'agite Je venais consulter aussi le bon ermite.
LE COMTE Je dois à tous les malheureux Mes conseils et mes voeux.
LA COMTESSE (s’approchant du comte Ory) Une lente souffrance Me consume en silence; Et ma seule espérance Est la tombe où j'avance Sans peine et sans plaisir; Et de mon âme émue Je voudrais et ne puis bannir Cette langueur qui me tue. Ô peine horrible! Vous que l'on dit sensible, Daignez, s'il est possible, Guérir le mal terrible Dont je me sens mourir!
ISOLIER et LE CHOEUR Ah! par vôtre science Dissipez sa douleur.
LA COMTESSE Faut-il mourir de ma souffrance?
LE CHOEUR Ah! que vôtre puissance Lui rende le bonheur.
ISOLIER (à part, au comte) Vous avez entendu sa touchante prière! Voici le vrai moment, parlez pour moi, bon père!
LE COMTE (à la comtesse) Je puis guérir vos maux, Si vous croyez à ma science: Ils viennent de l'indifférence Qui laisse vôtre coeur dans un fatal repos. Et pour renaître à l'existance, Il faut aimer, former de nouveaux noeuds.
LA COMTESSE Hélas! je ne le peux. Naguère encor d'un éternel veuvage Mon coeur fit le serment.
LE COMTE Le ciel vous en dégage. Il ordonne que de vos jours La flamme se ranime au flambeau des amours.
LA COMTESSE Surprise extrême! Le ciel lui-même Vient par sa voix me ranimer! (À part) Toi, pour qui je soupire, Toi, cause d'un martyre Que je n'osais exprimer, Isolier, je puis donc t'aimer! Je puis t'aimer et te le dire! Ah! bon ermite, que mon coeur Vous doit de reconnaissance! Par vos talents, vôtre science Vous m'avez rendu le bonheur.
ISOLIER et LE CHOEUR (à part) Oui, sa douce parole Semble la ranimer; Le mal qui la désole Commence à se calmer.
LE CHOEUR Les belles affligées Par lui sont protégées... Par lui, par ses discours, Les belles affligées Se consolent toujours.
ISOLIER (bas, au comte) C'est bien... je suis content.
LE COMTE Encore un mot, de grâce. (À demi voix) D'un grand péril qui vous menace Je dois vous avertir!... il faut vous défier...
LA COMTESSE De qui?
LE COMTE (à voix basse) De ce jeune Isolier.
LA COMTESSE Ô ciel!
LE COMTE (de même) Songez qu'il est le page De ce terrible comte Ory. Dont les galants exploits... Mais ici... devant lui, Je n'oserais en dire davantage. Entrons dans ce castel.
LA COMTESSE Mon coeur en a frémi! (Au comte) Venez, ô mon sauveur!... ô mon unique appui! (Elle prend le comte par la main, et va l'entraîner dans le château. Toutes les dames les suivent. Le comte Ory a déjà mis le pied sur le pont-levis, et, en raillant Isolier, fait un geste de joie. En ce moment entre le gouverneur, suivi de tous les chevaliers de son escorte).
SCÈNE NEUVIÈME Les précedénts, le gouverneur, chevaliers, etc.
LES CHEVALIERS et LE GOUVERNEUR Nous saurons bien le reconnaître. Avançons... (Apercevant Raimbaud qui est en paysan). Qu'ai-je vu!... c'est Raimbaud, Le confident, l'ami de notre maître!
RAIMBAUD Taisez-vous donc, ne dites mot.
LE GOUVERNEUR Plus de doute, plus de mystère, (Montrant l'ermite) C'est Monseigneur! c'est lui!
LE COMTE (à voix basse) Misérable! crains ma colère.
TOUS LES CHEVALIERS (s'inclinant) C'est le comte Ory!
TOUTES LES FEMMES (s'éloignant avec effroi, et se réfugiant dans un coin) Le comte Ory!
LES PAYSANS (s'avançant avec indignation) Le comte Ory!
LE COMTE Eh bien! oui... le voici.
QUATUOR DICESIMO Ciel! ô terreur! ô trouble extrême! Quel indigne stratagème! Mon coeur En frémit d'horreur.
LE COMTE (bas, à Raimbaud) Ô dépit extrême! Lorsque j'étais sûr du succès, C'est notre gouverneur lui-même Qui vient déjouer mes projets.
LE GOUVERNEUR Pour vous, et de la part d'un père qui vous aime, J'apporte cet écrit qu'il remit à ma foi. Lisez.
LE COMTE Eh! lis toi-même; D'un chevalier est-ce l'emploi?
LE GOUVERNEUR (lisant) "La croisade est finie, Et dans notre patrie Tous nos preux chevaliers vont bientôt revenir".
TOUTES LES FEMMES (avec joie) La croisade est finie, Et dans notre patrie Tous nos maris vont enfin revenir.
LE GOUVERNEUR (lisant) "Mon fils, pour mieux fêter des guerriers que j'honore, Je veux qu'auprès de moi vous brilliez à ma cour... Mais venez... hàtez-vous; car la deuxième aurore Peut-être dans ces lieux les verra de retour".
Ensemble
CHOEUR DE FEMMES Quoi! demain?... ô bonheur extrême! Nos maris vont revenir!
LE COMTE Quoi! demain?... ô dépit extrême! Leurs maris vont revenir!
RAIMBAUD (bas) Oui, Monseigneur, il faut partir; À vôtre père il faut obéir.
LE COMTE Il n'est pas temps... un dernier stratagème Peut encor nous servir.
DAME RAGONDE et LES FEMMES (au comte Ory) Adieu vous dis, ô noble comte, Soyez plus heureux désormais.
LE COMTE (à part) Sachons venger ma honte Par de nouveaux succès. (Bas, à Raimbaud) Un jour encor nous reste, Sachons en profiter.
RAIMBAUD (bas) Quoi! ce retour funeste...
LE COMTE Ne saurait m'arrêter.
Ensemble.
LE COMTE et ses COMPAGNONS Beauté qui ris de ma souffrance, Bientôt nous nous reverrons; Je veux qu'une douce vengeance Vienne réparer mes affronts.
LA COMTESSE et ses FEMMES Mon coeur renaît à l'espérance. Le ciel que nous implorons, Saurait encor, dans sa clémence, Nous soustraire à d'autres affronts.
ISOLIER (montrant le comte Ory) Observons tout avec prudence; Suivons ses pas et voyons Si par quelque autre extravagance Il songe à venger ses affronts.
ACTE DEUXIÈME
La chambre à coucher de la comtesse. Deux portes latérales; porte au fond. À gauche, un lit de repos, et une table sur laquelle brûle une lampe. À droite, une croisée au premier plan.
SCÈNE PREMIÈRE La comtesse, Dame Ragonde, Dames de la suite de la comtesse groupées différemment et occupées à des ouvrages de femmes.
LE CHOEUR Dans ce séjour calme et tranquille S'écoulent nos jours innocents; Et nous bravons dans cet asile Les entreprises des méchants.
LA COMTESSE (assise et brodant une écharpe) Je tremble encore quand j'y pense; Quel homme que ce comte Ory! De la vertu, de l'innocence C'est le plus cruel ennemi.
DAME RAGONDE C'est le nôtre... Dieu! quelle audace! D'un saint homme prendre la place! Et me promettre mon mari!
LA COMTESSE Par bonheur nous pouvons sans crainte Le défier dans cette enceinte, Qui nous protège contre lui. Ensemble Dans ce séjour calme et tranquille S'écoulent nos jours innocents; Et nous bravons dans cet asile Les entreprises des méchants. (L'orage qui a commencé à gronder pendant la reprise du choeur précédent se fait entendre en ce moment avec plus de force).
TOUTES (effrayées) Ecoutez!... le ciel gronde.
LA COMTESSE Oui, la grêle et la pluie Ebranlent les vitraux de ce noble castel.
DAME RAGONDE Nous sommes à l'abri!... que je rends grâce au ciel!
LA COMTESSE Et moi, lorsque l'orage éclate avec furie, Au fond du coeur combien je plains Le sort des pauvres pèlerins! (En ce moment on entend au dehors, au-dessous de la croisée à droite.) Noble châtelaine, Voyez notre peine; Et dans ce domaine, Dame de bauté, Pour fuir la disgrâce Dont on nous menace, Donnez-nous, par grâce, L'hospitalité.
LA COMTESSE Voyez qui ce peut-être, et qui frappe à cette heure. Jamais le malheureux qui vient nous supplier N'a de cette antique demeure Imploré vainement le toit hospitalier. (Dame Ragonde sort). (La comtesse et les autres dames chantent le choeur suivant; et en même temps on reprend en dehors celui qu'on a déjà entendu. L'orage redouble).
ENSEMBLE LES FEMMES Grand Dieu! dans ta bonté suprême, Apaise cet orage affreux! En ce moment l'époux que j'aime Est peut-être aussi malheureux.
LA COMTESSE Grand Dieu! dans ta bonté suprême, Apaise cet orage affreux! En ce moment celui que j'aime Est peut-être aussi malheureux.
LE CHOEUR DES CHEVALIERS Noble châtelaine, Voyez notre peine; Et dans ce domaine, Dame de beauté, Pour fuir la disgràce Dont on nous menace, Donnez-nous, par grâce L'hospitalité.
SCÈNE DEUXIÈME Les précédents, Dame Ragonde.
DAME RAGONDE (d'un air agité) Quand tomberont sur lui les vengeances divines? Quelle horreur!
TOUTES Qu'avez-vous?
DAME RAGONDE Dieu! quel crime inouï!
LA COMTESSE Mais qu'est-ce donc?
DAME RAGONDE Encore un trait du comte Ory. De malheureuses pèlerines Qui, fuyant sa porsuite, et cherchant un abri, Pour la nuit demandent un asile.
LA COMTESSE Que nos secours leur soient offerts!
DAME RAGONDE J'ai prévenu vos voeux! ce soin m'était facile. On aime à compatir aux maux qu'on a soufferts...
LA COMTESSE Ces dames sont-elles nombreuses?
DAME RAGONDE Quatorze.
LA COMTESSE C'est beaucoup!
DAME RAGONDE Mais quel air! quel maintien!
LA COMTESSE Leur âge?
DAME RAGONDE Quarante ans.
LA COMTESSE Leurs figures?
DAME RAGONDE Affreuses! Ce comte Ory n'a peur de rien. Je les ai fait entrer au parloir en silence. Elles tremblant encor de froid et de frayeur. L'une d'elles pourtant, dans sa reconnaissance, De vous voir un istant demande le faveur. Mais c'est elle, je pense: Elle approche.
LA COMTESSE C'est bien. Laissez-nous un instant.
DAME RAGONDE (au comte Ory, qui paraît en pèlerine et les yeux baissés) Entrez, ne craignez rien. (Toutes les dames sortent).
LA COMTESSE Ragonde avait raison, quel modeste maintien!
SCÈNE TROISIÈME La comtesse, Le comte Ory.
Duo
LE COMTE Ah! quel respect, Madame, Pour vos vertus m'enflamme: Souffrez que de mon âme J'exprime ici l'ardeur! Nous vous devons l'honneur.
LA COMTESSE Je suis heureuse et fière D'avoir d'un téméraire Déjoué les projets! Je suis heureuse et fière D'avoir à sa colère Dérobé tant d'attraits!
LE COMTE Ah! dans mon coeur charmé de tant de grâce, Ne craignez pas que rien efface Le souvenir de vos bienfaits. (Prenant sa main) Par cette main, je le jure à jamais.
LA COMTESSE Que faites-vous?
LE COMTE De ma reconnaissance, Quoi! l'excès vous offense! Ah! sans vôtre assistance, Hélas! lorsque j'y pense... Quel était notre sort!... Je tremble encor!...
LA COMTESSE (avec bonté, et lui tendant la main) Calmez le trouble de vôtre âme.
LE COMTE (pressant sa main sur ses lèvres) Ah! Madame!
LA COMTESSE (souriant) Quel excès de frayeur!
LE COMTE Il fait battre mon coeur.
Ensemble
LA COMTESSE Ah! vous pouvez sans crainte Braver le comte Ory. Ici, dans cette enceinte, On peut rire de lui.
LE COMTE (à part) Même dans cette enceinte, Craignez le comte Ory. (Haut) On le dit téméraire.
LA COMTESSE Je brave sa colère.
LE COMTE On prétend qu'il vous aime.
LA COMTESSE Lui!... Quelle audace extrême!
LE COMTE À vos genoux S'il implorait sa grâce, Madame, que feriez-vous?
LA COMTESSE D'une pareille audace La honte et le mépris Seraient le prix.
Ensemble
LA COMTESSE Le téméraire Qui croit nous plaire, En vain espère Être vainqueur; Moi je préfère L'amant sincère Qui sait nous taire Sa tendre ardeur... Mais on doit rire Du faux délire Et du martyre D'un séducteur.
LE COMTE Beauté si fière, Prude sévère, Bientôt j'espère Toucher ton coeur; Je ris d'avance De sa défense; La résistance Est de rigueur... Puis l'heure arrive Où la captive, Faible et plaintive, Cède au vainqueur.
LA COMTESSE Voici vos compagnes fidèles.
LE COMTE (se reprenant) Je les entends... ce sont eux... ce sont elles! (À part et regardant par le fond) Mes chevaliers! sous ces humbles habits!
LA COMTESSE (montrant une table qu'on a apportée à la fin du duo) J'ordonne qu'on vous serve et du lait et des fruits.
LE COMTE Quelle bonté céleste! (Il baise avec respect la main de la comtesse, qui sort en le regardant avec intérêt. Le comte la suit quelque temps des yeux; puis il dit en montrant la table) L'ordinaire est frugal et le repas modeste Pour d'aussi nobles appétits.
SCÈNE QUATRIÈME Le comte, le gouverneur, onze chevaliers. Il sont vétus d'une pèlerine qui est entrouverte, et laisse apercevoir leurs habits de chevaliers.
LE CHOEUR Ah! la bonne folie! C'est charmant, c'est divin! Le plaisir nous convie À ce joyeux festin.
LE COMTE L'aventure est jolie, N'est-il pas vrai... monsieur le gouverneur?
LE GOUVERNEUR Je pense comme Monseigneur. Mais si le duc...
LE COMTE Mon père...
LE GOUVERNEUR Apprend cette folie, Ma place m'est ravie! Il faudra prendre garde.
LE COMTE Eh! mais, c'est ton emploi; Tu veilleras pour nous, et nous rirons pour toi. Rien ne nous manquera, je pense; Car sagement j'ai su choisir Mes compagnons, pour le plaisir, Mon gouverneur pour la prudence.
LE GOUVERNEUR Qui peut vous inspirer pareille extravagance?
LE COMTE C'est mon page Isolier... mon rival.
LE GOUVERNEUR L'imprudent!
LE COMTE Qui, ne connaissant point l'objet de ma tendresse, M'a suggéré lui-même un tel déguisement Pour mieux enlever sa maîtresse.
LE GOUVERNEUR Et le ciel le punit.
LE COMTE En me récompensant.
LE CHOEUR Oh! la bonne folie! C'est charmant, c'est divin! Le plaisir nous convie À ce joyeux festin. (Ils se mettent à table).
LE GOUVERNEUR Eh! mais, quelle triste observance! Rien que du laitage et des fruits.
LE COMTE C'est le repas de l'innocence, Mesdames.
LE GOUVERNEUR Point de vin!
SCÈNE CINQUIÈME Les précédents, Raimbaud, tenant un panier sous son manteau de pèlerine.
RAIMBAUD En voici, mes amis.
TOUS (se levant) C'est Raimbaud!
RAIMBAUD En héros j'ai tenté l'aventure, Et je viens avec vous partager ma capture.
Air
Dans ce lieu solitaire, Propice au doux mystère, Moi, qui n'ai rien à faire, Je m'étais endormi. Dans mon âme indécise, Certain goût d'entreprise Que l'exemple autorise Vient m'éveiller aussi. C'est le seul moyen d'être Digne d'un pareil maître, Et je veux reconnaître Ce manoir en détail! Je pars... Je m'oriente; À mes yeux se présente Une chambre élégante, C'est celle du travail. Une harpe jolie... De la tapisserie; Près d'une broderie J'aperçois un roman! Même en une chambrette, J'ai, dans une cachette, Cru voir l'historiette Du beau Tyran-le-Blanc! Marchant à l'aventure Sous une voûte obscure, Je vois une ouverture... C'est un vaste cellier, Dont l'étendue immense Et la bonne apparence Attestaient la prudence Du sir de Formoutier, Arsenal redoutable, Qui fait qu'on puise à table Un courage indomptable Contre le Sarrasin. Armée immense et belle, D'une espèce nouvelle, Plus à craindre que celle Du sultan Saladin... Près des vins de Touraine, Je vois ceux d'Aquitaine, Et ma vue incertaine S'égare en les comptant. Là, je vois l'Allemagne; Ici, brille l'Espagne; Là, frémit le champagne Du joug impatient. J'hésite... ô trouble extrême! Ô doux péril que j'aime! Et seul, avec moi-même, Contre tant d'ennemis, Au hasard, je m'élance. Sans compter je commence; J'attaque avec vaillance, À la fois vingt pays. Quelle conquête Pour moi s'apprête!... Mais je m'arrête, J'entends du bruit. Quelqu'un s'avance, Vers moi s'élance! On me poursuit. Les échos en frémissent, Les voûtes retentissent, Et moi, je fuis soudain. Mais, que m'importe? Gaîment j'emporte Toute ma gloire et mon butin.
TOUS (ôtant les bouteilles du panier) Partageons son butin! Qu'il avait de bon vin Le seigneur châtelain! Pendant qu'il fait la guerre Au Turc, au Sarrasin; À sa santé si chère Buvons ce jus divin. Buvons, buvons jusqu'à demain. Quelle douce ambroisie! Célébrons tour à tour Le vin et la folie, Le plaisir et l'amour.
LE COMTE On vient... c'est la tourière!... Silence! taisez- vous! Mettez-vous en prière, Ou bien c'est fait de nous.
SCÈNE SIXIÈME Les précédents, Dame Ragonde, traversant le théâtre et examinant si les pèlerines n'ont besoin de rien.
TOUS LES CHEVALIERS (fermant leur pèlerine, et cachant leur bouteille, sans avoir l'air de voir Ragonde) Modèle d'innocence Et de fidélité, Que le ciel récompense Vôtre hospitalité! Ah! que le ciel vous récompense! (Ragonde les regarde d'un air attendri, lève les yeux au ciel, et s'éloigne).
RAIMBAUD Elle a disparu, Réparons bien le temps perdu.
LE GOUVERNEUR De crainte encore peut-être Qu'on n'arrive soudain, Faisons bien disparaître Les traces du butin. (Il boit).
TOUS Buvons, buvons, soudain!... Qu'il avait de bon vin, Le seigneur châtelain! Pendant qu'il fait la guerre Au Turc, au Sarrasin; À sa santé si chère Buvons ce jus divin. Buvons, buvons jusqu'à demain. Quelle douce ambroisie! Célébrons tour à tour Le vin et la folie, Le plaisir et l'amour.
LE COMTE Mais on vient encore... silence!
SCÈNE SEPTIÈME Les précédents, la comtesse, Dame Ragonde, plusieurs femmes, portant des flambeaux.
TOUS (feignant de ne pas les voir) Modèle d'innocence Et de fidélité, Que le ciel récompense Vôtre hospitalité!
LA COMTESSE (à part, aux autres femmes) Quel doux ravissement! combien je les admire! (Haut) Du repos voici le moment. Que chacune de vous, Mesdames, se retire Dans son appartement.
LE COMTE Adieu, noble comtesse... ah! si le ciel m'entend, Bientôt viendra l'instant peut-être, Où pourrai vous faire connaître Ce qu'éprouve pour vous mon coeur reconnaissant.
TOUS Modèle d'innocence Et de fidélité, Que le ciel récompense Vôtre hospitalité! (Le comte et les chevaliers prennent les flambeaux des mains des dames, et se retirent).
SCÈNE HUITIÈME La comtesse, Dame Ragonde, quelques autres dames.
LA COMTESSE (commençant à défaire son voile). Oui, c'est une bonne oeuvre, et qui, dans notre zèle, (Écoutant) Doit nous porter bonheur. On sonne à la tourelle, Qui vient encore?
DAME RAGONDE (regardant par la fenêtre) Un page.
LA COMTESSE Un page dans ces lieux, Dont l'enceinte est par nous aux hommes interdite! Je veux savoir quel est l'audacieux...
SCÈNE NEUVIÈME Les précédents, Isolier, et les autres femmes.
ISOLIER C'est moi, belle cousine, et point je ne mérite Le fier courroux qui brille en vos beaux yeux.
LA COMTESSE Qui vous amène ici?
ISOLIER Le duc mon maître. Il m'a chargé de vous faire connaître Que les preux chevaliers...
DAME RAGONDE Parlez, mon coeur frémit.
ISOLIER Qu'on attendait demain, arrivent cette nuit.
TOUTES Quoi! nos maris... bonté divine!...
ISOLIER Seront de retour à minuit. Oui, dans l'ardeur qui les domine, Ils veulent en secret vous surprende ce soir.
TOUTES Ah! cet heureux retour comble tout notre espoir!
ISOLIER Le duc le croit aussi; mais il pense en son âme Qu'un mari bien prudent prévient toujours sa femme, Un bonheur trop subit peut-être dangereux.
DAME RAGONDE Quoi! nos maris enfin reviennent en ces lieux! Ah! le ciel les devait à nos vives tendresses. Je cours en prévenir nos aimables hôtesses.
ISOLIER (l'arretant) Et qui donc?
DAME RAGONDE Quatorze vertus... Que le comte Ory, vôtre maître, Poursuivait.
ISOLIER De terreur tous mes sens sont émus. Achevez... ce sont peut-être Des pèlerines?
DAME RAGONDE Oui, vraiment.
ISOLIER C'est fait de nous... Sous ce déguisement Vous avez accueilli le comte Ory lui même, Et tous ses chevaliers.
TOUTES Ô ciel!
LA COMTESSE Terreur extrême!
DAME RAGONDE Que dire à mon mari, trouvant en ses foyers Sa chaste épouse avec quatorze chevaliers?
TOUTES Hélas! à quel péril sommes-nous réservées?
ISOLIER Une heure seulement, et vous êtes sauvées. On va nous secourir... il faut gagner du temps.
TOUTES Hélas! hélas! je tremble!
LA COMTESSE Plus terrible à lui seul que les autres ensemble, Le comte Ory... le voici... je l'entends. (Toutes les dames s'enfuient en poussant un grand cri. Isolier va soufer la lampe qui est sur le guéridon, puis, s'enveloppant du voile que la comtesse vient de quitter, il se place sur le canapé, et fait signe à la comtesse de s'approcher de lui).
SCÈNE DIXIÈME Isolier, assis sur le canapé; La comtesse, debout, s'appuyant prés de lui; le comte, sor tant de sa chambre. La nuit est complète.
Trio
LE COMTE À la faveur de cette nuit obscure, Avançons-nous, et sans la réveiller, Il faut céder au tourment que j'endure; Amour me berce, et ne puis sommeiller.
Ensemble
LA COMTESSE Ah! sa seule présence Fait palpiter mon coeur; La nuit et le silence Redoublent ma frayeur.
ISOLIER De crainte et d'espérance Je sens battre mon coeur. La nuit et le silence Redoublent son erreur.
LE COMTE D'amour et d'espérance Je sens battre mon coeur; Et sa seule présence Est pour moi le bonheur.
ISOLIER (bas, à la comtesse) Parlez-lui.
LA COMTESSE Qui va là?
LE COMTE C'est moi: c'est soeur Colette. Seule, et dans cette chambre où je ne peux dormir, Tout me trouble, et tout m'inquiète. J'ai peur... permettez-moi... près de vous... de venir.
ISOLIER et LA COMTESSE (à part) Ah! quelle perfidie!
LE COMTE (avançant près d'Isolier) Ô moments pleins de charmes! Quand on est deux, on a moins peur.
ISOLIER (à part) Oui, lorsqu'on est deux.
LE COMTE (prenant la main d'Isolier) Ah! je n'ai plus d'alarmes.
LA COMTESSE Que faites-vous?
LE COMTE (pressant la main d'Isolier) Pour moi plus de frayeur! Quand cette main est sur mon coeur.
LA COMTESSE (à part, et riant) Il presse ma main sur son coeur.
ISOLIER (bas, à la comtesse) Beauté sévère, Laissez- le faire; Son bonheur ne vous coûte rien.
LE COMTE (à part) Grand Dieu! quel bonheur est le mien!
Ensemble
LE COMTE D'amour et d'espérance Je sens battre mon coeur; Amour, par ta puissance, Achève mon bonheur.
LA COMTESSE Ah! sa seule présence Fait palpiter mon coeur; La nuit et le silence Redoublent ma frayeur.
ISOLIER De crainte et d'espérance Je sens battre mon coeur; Sachons avec prudence Prolonger son erreur.
LA COMTESSE Maintenant, je vous en supplie, Soeur Colette, rentrez chez vous.
LE COMTE (à Isolier) Vous quitter... c'est perdre la vie... Oui, je demeure à vous genoux.
LA COMTESSE (à part) (Haut) Je tremble. Ô ciel! que faites-vous?
LE COMTE Sachez le feu qui me dévore! C'est un amant qui vous implore.
LA COMTESSE Ah! grand Dieu! quelle trahison!
LE COMTE L'amour qui trouble ma raison Doit me mériter mon pardon. (À Isolier qui veut se lever) Ne m'ôtez point, je la réclame, Cette main que ma vive flamme...
LA COMTESSE Ah! comme vous me pressez! Laissez-moi.
LE COMTE (embrassant Isolier) Vrai Dieu! Madame, Peut-on vous aimer assez? (En ce moment on entend sonner la cloche, et un bruit de clairons retentit à la porte du château. Les femmes de la comtesse se précipitent dans l'appartement en tenant des flambeaux).
LE COMTE Ô ciel! quoi est ce bruit?
ISOLIER (jetant son voile) L'heure dé la retraite. Car il faut partir, Monseigneur.
LE COMTE (le reconnaissant) C'est mon page Isolier!
ISOLIER Celui que soeur Colette Embrassait avec tant d'ardeur.
LE COMTE Je suis trahi! crains ma colère!
ISOLIER Craignez celle de mon père! Il arrive dans ce castel. Entendez-vous ce cris de joie?
LE COMTE Ô ciel!
SCÈNE ONZIÈME Les précédents; le gouverneur, Raimbaud, compagnons du comte Ory, en habits de chevaliers, et paraissant à la grille à droite.
LE CHOEUR Ah! quelle perfidie! Nous sommes tous Sous les verrous; Délivrez-nous!
LE COMTE Je suis captif ainsi que vous.
LA COMTESSE Vous qui faites la guerre aux femmes, Vous voilà donc nos prisonniers!
LE COMTE Oui, nous sommes vaincus! à vos pieds, nobles dames, Je demande merci pour tous mes chevaliers. Pour leur rançon qu'exigez-vous?
LA COMTESSE Un gage. Vôtre départ!... Évitez le courroux De nos maris.
ISOLIER Par un secret passage Je vais guider vos pas, et vôtre page Fermera la porte sur vous.
LE COMTE C'est lui qui nous a jouées tous.
LA COMTESSE Écoutez ces chants de victoire... Ce sont de braves chevaliers Que l'amour ainsi que la gloire On ramenés dans leurs foyers.
LE COMTE et ses COMPAGNONS À l'hymen cédons la victoire, Et qu'il rentre dans ses foyers. Quittons ces lieux hospitaliers. (Isolier ouvre à gauche une porte secrète, par laquelle le comte Ory et ses chevaliers disparaissent. En ce moment s'ouvrent les portes du fond. Le duc et les chevaliers revenant de la Palestine entrent, précédés de leurs écuyers, qui portent des étendards et des faisceaux d'armes. Dame Ragonde et les autres femmes se précipitent dans les bras de leurs maris, et la comtesse dans ceux de son frère: puis Isolier va baiser la main du comte de Formeutiers, qui le relève et l'embrasse Pendant le choeur suivant).
LE CHOEUR Honneur aux fils de la victoire, Honneur aux braves chevaliers, Que l'amour ainsi que la gloire Ont ramenés dans leurs foyers!
DAME RAGONDE (à son mari) Seules, dans ce séjour, nous vivions d'espérance, Attendant le retour de nos preux chevaliers! Et nous n'avons reçu, pendant cinq ans d'absence, Aucun homme en ce lieux.
ISOLIER (aux maris) Vous êtes les premiers.
LE CHOEUR Honneur aux fils de la victoire, Honneur aux braves chevaliers, Que l'amour ainsi que la gloire Ont ramenés dans leurs foyers!
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